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I — LA CRISE DE LA CIVILISATION MODERNE


La civilisation moderne a choisi comme fondement le principe de la liberté, en vertu duquel l'homme ne doit pas être simplement un instrument pour autrui mais un centre autonome de vie. Ce code à la main, on a mis sur pied un procès grandiose et articulé à l'encontre de tous les aspects de la vie sociale soupçonnés de ne pas s'y conformer.

1) On a affirmé que toutes les nations sont en droit de se constituer en états indépendants. Chaque peuple, défini par ses caractéristiques ethniques, géographiques, linguistiques et historiques, aurait dû trouver dans l'organisme d'État créé pour son propre compte, selon sa conception particulière de la vie politique, l'instrument apte à satisfaire le mieux possible ses exigences, indépendamment de toute intervention étrangère. L'idéologie de l'indépendance nationale a constitué un puissant levain de progrès; elle a permis de surmonter bien des divergences basées sur l'esprit de clocher, dans l'optique d'une plus vaste solidarité contre l'oppression des dominateurs étrangers; elle a éliminé une bonne part des obstacles à la circulation des hommes et des marchandises; elle a fait entendre, à l'intérieur des frontières de chaque nouvel État, les institutions et les systèmes des peuples les plus civilisés aux populations les plus arriérées. Elle portait cependant en soi les germes de l'impérialisme capitaliste que notre génération a pu voir grandir démesurément jusqu'à la formation d'états totalitaires et au déchaînement des guerres mondiales.

La nation n'est plus considérée, à présent, comme le produit historique de la vie en commun d'hommes qui, parvenus à travers un long processus à une plus grande unité de coutumes et d'aspirations, trouvent dans leur État la forme la plus efficace en vue de l'organisation de leur vie collective dans le cadre de toute la société humaine: elle est devenue, au contraire, une entité divine, un organisme qui ne doit penser qu'à sa propre existence et à son propre développement, sans se préoccuper le moins du monde du dommage qui pourrait en venir aux autres. La souveraineté absolue des états nationaux a conduit à la volonté de domination de chacun d'eux, vu que chacun se sent menacé par la puissance des autres et considère comme son "espace vital" des territoires de plus en plus vastes devant lui permettre de se mouvoir librement et de s'assurer ses moyens de subsistance sans dépendre de personne. Cette volonté de domination ne pourrait s'apaiser que dans l'hégémonie de l'État du plus fort sur tous les autres qui lui seraient asservis.

En conséquence, de garant de la liberté des citoyens, l'État s'est transformé en patron de sujets tenus à son service et doué de toutes facultés pour porter au maximum sa propre efficacité guerrière. Même au cours des périodes de paix — considérées d'ailleurs comme des pauses en vue de la préparation aux autres guerres futures inévitables — la volonté des classes militaires prédomine désormais dans de nombreux pays sur celle des classes civiles, rendant ainsi de plus en plus difficile le fonctionnement des organisations politiques libres: l'école, la science, la production, l'organisme administratif tendent principalement à augmenter le potentiel guerrier; les mères sont considérées comme des faiseuses de soldats et, par conséquent, elles sont récompensées avec les mêmes critères avec lesquels on récompense, dans les foires, le bêtes prolifiques; les enfants sont éduqués, depuis leur plus tendre enfance, au métier des armes et à la haine à l'égard de l'étranger; les libertés individuelles s'amenuisent du moment que tout le monde est militarisé et continuellement appelé à faire le service militaire; les guerres qui se suivent obligent à abandonner la famille, l'emploi, les biens, et à sacrifier la vie même au profit d'objectifs dont personne ne comprend vraiment la valeur; en quelques jours, on détruit le fruit de plusieurs dizaines d'années d'efforts accomplis en vue d'accroître l'aisance collective.

Les états totalitaires sont ceux qui ont réalisé de la façon la plus cohérente l'unification de toutes les forces, au moyen d'une centralisation poussée et grâce à l'autarcie et ils se sont donc révélés comme les organismes les plus appropriés au milieu international d'aujourd'hui. Il suffit qu'une nation fasse un pas en avant vers un totalitarisme plus accentué pour qu'elle soit suivie par les autres, entraînées dans la même sillon par leur volonté de survie.

2) On a affirmé que tous les citoyens ont également droit à concourir à la formation de la volonté de l'État, cette volonté devant représenter la synthèse des diverses exigences économiques et idéologiques de toutes les catégories sociales, librement exprimées. Cette organisation politique a permis de corriger, ou pour le moins d'atténuer, plusieurs des injustices les plus criardes héritées des régimes précédents. Mais la liberté de presse et d'association et l'extension progressive du suffrage universel rendaient de plus en plus difficile la défense des anciens privilèges en maintenant le système représentatif.

Les économiquement faibles apprenaient, peu à peu, à faire usage de ces instruments pour donner l'assaut aux droits acquis par les classes aisées; les taxes sociales sur les revenus non produits par le travail et sur les successions, les taux d'imposition progressifs sur les plus grosses fortunes, l'exemption des revenus les plus bas et des biens de première nécessité, la gratuité de l'école publique, l'accroissement des dépenses pour l'assistance et la prévoyance sociales, les réformes agraires, le contrôle des usines, menaçaient les classes privilégiées dans leurs citadelles les plus retranchées.

Même les classes privilégiées qui avaient souscrit à l'égalité des droits politiques, ne pouvaient admettre que les classes pauvres s'en servent pour chercher à réaliser cette égalité de fait qui aurait donné à ces droits un contenu concret de liberté effective. Lorsqu'après la fin de la première guerre mondiale, la menace se fit trop pressante, il parut bien naturel que ces milieux applaudissent chaleureusement et appuient l'instauration des dictatures qui retiraient les armes légales des mains de leurs adversaires.

Par ailleurs, la formations de complexes industriels et bancaires gigantesques et de syndicats englobant sous une même direction des armées entières de travailleurs — syndicats et complexes qui faisaient pression, de tout leur poids, pour obtenir une politique plus conforme à leurs intérêts particuliers — menaçait de faire éclater l'État lui-même en plusieurs fiefs économiques en lutte exacerbée entre eux. Le système démocratico-libéral devint l'instrument dont ces groupes faisaient usage pour mieux exploiter l'ensemble de la collectivité; c'est pourquoi ils perdaient de plus en plus de prestige et la conviction se faisait jour que seul l'État totalitaire aurait pu parvenir, par l'abolition des libertés populaires, à résoudre, plus ou moins, les conflits d'intérêt que les institutions politiques existantes n'arrivaient plus à endiguer.

En fait, par la suite, les régimes totalitaires ont consolidé, dans l'ensemble, la position des diverses catégories sociales aux niveaux atteints aux stades précédents, et ils ont bloqué — au moyen du contrôle policier sur toute la vie des citoyens et par l'élimination violente de toutes les divergences — toute possibilité légale d'apporter d'autres modifications à l'état de choses en vigueur. On a garanti ainsi le maintien d'une classe absolument parasitaire de propriétaires terriens absentéistes et de rentiers dont le seul apport à la production sociale consistait à détacher les coupons de leurs titres, ainsi que l'existence des classes monopolistes et des sociétés en chaîne qui exploitaient les consommateurs et faisaient se volatiser l'argent des petits épargnants: des ploutocrates qui, cachés dans les coulisses, tiraient les fils des hommes politiques pour diriger toute la machine de l'État à leur profit exclusif, sous couleur de satisfaire aux intérêts supérieurs de la nation. C'est ainsi qu'étaient préservées les fortunes colossales d'un petit nombre et perpétuée la misère des grandes masses, exclues de toute possibilité de jouir des fruits de la culture moderne. De cette manière, on a sauvé un régime économique dans lequel les réserves matérielles et les forces de travail — qui devraient tendre à la satisfaction des exigences fondamentales en vue du développement des énergies vitales des hommes — étaient utilisées pour satisfaire les désirs les plus futiles de ceux qui étaient en mesure de payer les prix les plus élevés; un régime économique dans lequel — grâce au droit de succession — la puissance de l'argent se trouvait perpétuée au sein d'une même classe, se transformant ainsi en un privilège auquel ne correspondait pas une quelconque valeur sociale de services effectivement rendus, et dans lequel la marge des possibilités du prolétariat était si réduite que, pour vivre, les travailleurs étaient souvent contraints de se laisser exploiter par quiconque leur offrait une possibilité d'emploi quelconque.

Dans le but d'immobiliser les classes ouvrières et de les maintenir en état de soumission, on a transformé les syndicats — qui étaient auparavant des organismes de lutte libres et dirigés par des individus jouissant de la confiance des membres — en organismes de surveillance policière, sous la direction d'employés choisis par la classe qui gouverne et responsable devant elle. Si quelque modification est apportée à ce régime économique, c'est toujours et uniquement en fonction des exigences du militarisme, qui se confondent avec les aspirations réactionnaires des classes privilégiées, intéressées, les unes et les autres, à faire naître et à consolider les états totalitaires.

3) Contre le dogmatisme autoritaire, on a assisté à l'affirmation de la valeur permanente de l'esprit critique. Tout ce que l'on affirmait devait être justifié sous peine de disparition. C'est au caractère méthodique de cette attitude sans préjugés que l'on doit la majeure partie des conquêtes opérées par notre société dans tous les domaines. Mais cette liberté d'esprit n'a pas survécu à la crise qui a fait surgir les états totalitaires. De nouveaux dogmes — à accepter par conviction ou par hypocrisie — sont en voie d'être promulgués souverainement dans toutes les sciences.

Bien que personne ne sache ce qu'est une race et que les notions historiques les plus élémentaires en démontrent l'absurdité, on exige des physiologues qu'ils croient, démontrent et convainquent que l'on appartient à une race élue, uniquement parce que l'impérialisme a besoin de ce mythe pour exalter dans les masses la haine et l'orgueil. Les concepts les plus évidents de la science économique doivent être considérés comme anathèmes pour présenter la politique autarcique, les échanges équilibrés et les autres vieux instruments du mercantilisme, comme des découvertes extraordinaires de notre époque. En raison même de l'interdépendance économique de toutes les parties du monde, l'espace vital de chaque peuple qui veuille garder un niveau de vie correspondant à la civilisation moderne, est constitué par la totalité du globe: mais on a créé la pseudo-science de la géopolitique par laquelle on entend démontrer le bien-fondé de la théorie des espaces vitaux, afin de donner une base théorique à la volonté d'écrasement propre à l'impérialisme.

On falsifie les données fondamentales de l'histoire, toujours dans l'intérêt de la classe au pouvoir. Les ténèbres de l'obscurantisme menacent à nouveau de suffoquer l'esprit humain. L'étique sociale elle-même de la liberté et de l'égalité est battue en brèche. Les hommes ne son plus considérés comme des citoyens libres qui tablent sur l'État pour mieux atteindre leurs finalités collectives. Ce sont les serviteurs de l'État qui fixe leurs finalités; la volonté de ceux qui détiennent le pouvoir est considérée comme étant la volonté même de l'État. Les hommes ne sont plus sujets de droit, mais, disposés hiérarchiquement, ils sont tenus à obéir, sans discuter, aux autorités supérieures avec, à leur tête, un chef dûment divinisé. Le régime des castes renaît, dans toute sa force, de ses propres cendres.

Après avoir triomphé dans toute une série de pays, cette civilisation réactionnaire totalitaire a enfin trouvé, dans l'Allemagne nazie, la puissance estimée nécessaire pour en tirer les conséquences extrêmes. Sa victoire signifierait la consolidation définitive du totalitarisme dans le monde entier. Toutes ses caractéristiques s'en trouveraient exaltées au maximum, et les forces progressistes seraient condamnées, pour longtemps, à une simple opposition de signe négatif.

L'arrogance traditionnelle et l'intransigeance des milieux militaires allemands peuvent déjà nous donner une idée de ce que serait le caractère de leur domination après une guerre victorieuse. Les Allemands victorieux pourraient même se permettre un semblant de générosité envers les autres peuples européens; ils affecteraient de respecter formellement leurs territoires et leurs institutions politiques, afin de gouverner en donnant satisfaction au stupide sentiment patriotique qui attache de l'importance à la couleur des poteaux de frontière et à la nationalité des hommes qui se présentent aux feux de ma rampe, plutôt qu'au rapport des forces et à la substance réelle des organismes de l'État. Quelque soit la manière dont elle est camouflée, la réalité serait toujours la même: une nouvelle division de l'Humanité en Spartiates et Hilotes.

Une solution de compromis même, entre les parties en lutte, se traduirait par un autre progrès du totalitarisme, étant donné que tous les pays qui auraient pu échapper à l'emprise de l'Allemagne se verraient contraints d'adopter ses mêmes formes d'organisation afin de préparer convenablement la reprise de la guerre.

Mais si l'Allemagne hitlérienne est parvenue à abattre, un à un, les États plus petits, elle a, ce faisant, obligé des forces des plus puissantes à entrer en lice. La courageuse combativité de la Grande Bretagne — même dans les moments les plus critiques où elle était demeurée seule à tenir tête à l'ennemi — a fait en sorte que les Allemands sont allés se heurter à l'insurmontable résistance de l'armée soviétique, ce qui a donné le temps a l'Amérique de mettre en route la mobilisation de ses ressources de production illimitées. Et cette lutte contre l'impérialisme allemand s'est étroitement liée à celle que le peuple chinois menait contre l'impérialisme japonais.

Des masses immenses d'hommes et de richesses ont fait front contre les puissances totalitaires; les forces de ces puissances ont atteint leur apogée et elles ne peuvent plus désormais que se consumer progressivement. Les forces qui leur sont opposées, par contre, ont surmonté le moment de dépression maximum et elles sont en ascension.

La guerre des alliés stimule chaque jour davantage la volonté de libération, même dans les pays qui avaient succombé à la violence et qui avaient été étourdis par le coup reçu: elle réveille cette même volonté jusque chez les peuples des puissances de l'Axe qui, à leur tour, se rendent compte d'avoir été entraînés dans une situation désespérée, uniquement pour assouvir la soif de domination de leurs patrons.

Le lent processus par lequel d'énormes masses d'hommes se laissaient modeler passivement par le nouveau régime, s'y conformaient et contribuaient ainsi à le consolider, s'est arrêté; et on assiste même à l'amorce du processus inverse. Font partie de cette immense vague qui se soulève, toutes les forces progressistes, les parties les plus éclairées des classes ouvrières qui s'étaient laissées détourner par la terreur et par les flatteries de leur aspiration à une forme de vie plus élevée; les éléments les plus conscients des classes intellectuelles, offensés par la dégradation imposée à l'intelligence; les chefs d'entreprises qui, se sentant capables de nouvelles initiatives, voudraient se libérer des affublements bureaucratiques et des autarcies nationales qui entravent leurs mouvements; tous ceux enfin qui, par un sens inné de dignité, ne savent pas plier l'échine dans l'humiliation de la servitude.

C'est à toutes ces forces qu'est confiée aujourd'hui la sauvegarde de notre civilisation.


II — LES TACHES DE L'APRES-GUERRE — L'UNITE EUROPEENNE


La défaite de l'Allemagne n'aurait pas entraîné cependant automatiquement la réorganisation de l'Europe suivant notre idéal de civilisation.

Durant la brève mais intense période de la crise (au cours de laquelle les états se trouveront abattus au sol et durant laquelle aussi les masses populaires attendront anxieusement des paroles nouvelles et seront comme de la matière fondue, ardente et prête à être coulée dans des moules nouveaux, tandis qu'elles se sentiront capables d'accepter la conduite d'hommes sérieusement internationalistes), les classes qui étaient le plus privilégiées dans les vieux systèmes nationaux chercheront — sournoisement ou par la violence — à amortir la vague des sentiments et des passions internationalistes et s'adonneront ostensiblement à la reconstitution des vieux organismes d'État. Et il est probable que les dirigeants anglais — d'accord même, en cela, avec les dirigeants américains — tentent de faire avancer les choses dans ce sens, en vue d'une reprise de la politique de l'équilibre des pouvoirs, apparemment dans l'intérêt immédiat de leurs empires.

Les forces conservatrices, à savoir: les dirigeants des institutions fondamentales des états nationaux; les cadres supérieurs des forces armées aboutissant, là où elles existent encore, aux monarchies; les groupes du capitalisme monopoliste qui ont lié le sort de leurs profits à celui des états; les gros propriétaires fonciers et les hautes hiérarchies ecclésiastiques qui ne peuvent espérer voir garantir leurs entrées parasitaires que par une stable société conservatrice et, à leur suite, la multitude innombrable de ceux qui dépendent d'eux ou qui sont encore éblouis par leur traditionnelle puissance. Toutes ces formes réactionnaires sentent aujourd'hui déjà, que l'édifice craque et elles cherchent à se sauver. L'écroulement les priverait d'un coup de toutes les garanties dont elles ont joui jusqu'à présent et les exposerait à l'assaut des forces progressistes.


La situation révolutionnaire: vieilles et nouvelles orientations


La chute des régimes totalitaires signifiera, sur le plan sentimental, pour bien des peuples, l'avènement de la "liberté"; tout frein aura disparu et la liberté de parole et la liberté d'association régneront automatiquement et amplement. Ce sera le triomphe des tendances démocratiques. Elles revêtiront d'innombrables nuances allant d'un libéralisme très conservateur au socialisme et à l'anarchie. Elles croient à la "génération spontanée" des évènements et des institutions, à la bonté absolue des impulsions venues par le bas. Elles ne veulent pas forcer la main à "l'histoire", au "peuple", au "prolétariat" et à tout autre nom qu'ils puissent donner à leur dieu. Elles souhaitent la fin des dictatures en l'imaginant comme la restitution au peuple de ses droits imprescriptibles à l'autodétermination. Le couronnement de leurs rêves est une assemblée constituante — élue au suffrage le plus élargi et dans le respect le plus scrupuleux du droit des électeurs — laquelle devra décider de la constitution qu'elle devra se donner. Si le peuple n'est pas mûr, il se donnera une mauvaise constitution; mais on ne pourra la corriger qu'à travers une oeuvre de conviction constante.

Les démocrates ne renoncent pas, par principe, à la violence; mais ils veulent l'employer seulement lorsque la majorité est convaincue qu'elle s'avère indispensable, c'est à dire lorsqu'elle ne constitue plus qu'un point superflu à mettre sur le "i"; ce sont donc des dirigeants aptes seulement aux périodes d'administration courante, où le peuple est convaincu, dans son ensemble, de la bonté des institutions fondamentales lesquelles ne doivent être retouchées que sous des aspects relativement secondaires. Dans les époques dans lesquelles les institutions ne doivent pas être administrées mais crées, la pratique démocratique fait faillite, avec éclat. La pitoyable impuissance des démocrates lors des révolutions russe, allemande, espagnole en constitue un exemple en trois occasions récentes. Dans de telles situations, après la chute du vieil appareil de l'État, avec ses lois et son administration, il y a pléthore d'assemblées et de réunions populaires dans lesquelles — sous l'apparence d'une vieille légalité ou en faisant fi — convergent sans retard toutes les forces sociales progressistes. Le peuple a certes certaines exigences à satisfaire, mais il ne sait, avec précision, que vouloir ni que faire. Mille clochent résonnent à ses oreilles. Avec ses millions de têtes, il ne parvient pas à s'orienter et il se désagrège en une quantité de tendances en lutte entre elles.

Au moment même il faudrait faire preuve d'une décision et d'une audace extrêmes, les démocrates se sentent désorientés, n'ayant pas derrière eux un consensus populaire spontané mais seulement un tumulte peu clair de passions. Ils pensent que leur devoir soit de former ce consensus et ils se présentent alors comme des prédicateurs qui exhortent alors qu'il faudrait des chefs qui guident et qui sachent le but à atteindre. Ils perdent les occasions qui se présentent de consolider le nouveau régime, en essayant de faire fonctionner de suite des organes qui supposent une longue préparation et sont appropriés plutôt aux périodes relativement tranquilles; ils donnent ainsi à leurs adversaires des armes dont ceux-ci se serviront en suite pour les renverser eux-mêmes; ils représentent, en somme, dans leurs mille tendances, non plus déjà la volonté de rénovation mais les velléités confuses qui règnent dans tous les esprits et qui, se paralysant réciproquement, préparent le terrain propice au développement de la réaction. La méthodologie politique démocratique constituera un poids mort dans la crise révolutionnaire.

Au fur et à mesure que les démocrates auront usé, dans leurs logomachies, leur popularité initiale de partisans de la liberté, et en l'absence d'une politique révolutionnaire sérieuse, les institutions politiques pré-totalitaires iront se reconstituant et la lutte s'étendra à nouveau suivant les anciens schémas de l'affrontement entre les classes.

Le principe suivant lequel la lutte des classes est le commun dénominateur de tous les problèmes politiques à constitué l'axe de marche fondamental des ouvriers d'usines, en particulier, et a servi à donner corps à leur politique, tant que n'ont pas été mise en question les institutions fondamentales; mais ce même principe devient un instrument d'isolement du prolétariat dés que nécessité s'impose de transformer toute l'organisation de la société. Les ouvriers, éduqués suivant des critères classistes, ne savent voir alors que leurs seules revendications de classe particulières, ou parfois même de catégorie, sans se soucier de les reconduire aux intérêts des autres couches de la société; ou encore, il aspirent à la dictature unilatérale de leur propre classe, pour réaliser la collectivisation utopique de tous les instruments matériels de la production, dans laquelle une propagande séculaire a toujours vu le remède suprême à tous leurs maux. Cette politique ne réussit à faire de prise sur aucune autre couche sociale que celle des ouvriers, lesquels privent ainsi les autres forces progressistes de leur propre soutien ou bien ils les laissent tomber au pouvoir de la réaction qui les organise habilement afin de briser l'échine au mouvement prolétaire lui-même.

Parmi les différents mouvements prolétaires partisans de la politique classiste et de l'idéal collectiviste, les communistes ont admis la difficulté qu'il y a obtenir une suite de forces suffisantes pour vaincre et, pour ce motif, ils se sont transformés — contrairement aux autres partis populaires — en un mouvement discipliné de façon rigide qui exploite le mythe russe pour arriver à organiser les ouvriers, mais sans se soumettre à leurs directives et l'utilisant dans les manoeuvres les plus disparates.

En raison de cette attitude, les communistes sont, dans les crises révolutionnaires, plus efficaces que les démocrates; mais, du fait qu'il prêchent que leur "véritable" révolution doit encore se faire, ils maintiennent, autant que faire se peut, la distinction entre classes ouvrières et autres forces révolutionnaires et ils constituent donc, dans les moments décisifs, un élément sectaire qui affaiblit l'ensemble. En outre leur allégeance absolue à l'État russe — lequel s'en est souvent servi pour atteindre les objectifs de sa politique nationale — leur interdit toute politique présentant un minimum de continuité. Ils ont toujours besoin de se camoufler derrière un Karoly, un Blum, un Négrin, pour aller ensuite se perdre avec facilité ensemble avec les pantins démocratiques auxquels ils ont eu recours, parce que le pouvoir ne se conquiert et ne se garde pas uniquement par la ruse, mais par la capacité de répondre de façon substantielle et vitale aux exigences de la société moderne.

Si demain la lutte devait se restreindre au domaine national traditionnel, il serait alors bien difficile d'échapper aux anciennes apories. Les états nationaux ont, en effet, déjà si profondément planifié leurs respectives économies que, bien vite, la question centrale deviendrait celle de savoir quel groupe d'intérêts économiques — c'est à dire quelle classe — devrait détenir les leviers de commande du plan. Le front des forces progressistes serait alors aisément brisé dans la rixe des classes et des catégories économiques. Avec beaucoup de probabilité, ce seraient les réactionnaires qui sauraient en tirer profit.

Un véritable mouvement révolutionnaire devra naître de ceux qui ont su critiquer les vieilles théories politiques; il devra savoir collaborer avec les forces démocratiques, avec les forces communistes et, plus généralement, avec tous ceux qui voudront coopérer à la désagrégation du totalitarisme, mais toutefois sans se laisser prendre au piège de la ligne politique d'aucune d'entre elles.

Les forces réactionnaires disposent d'hommes et de cadres habiles et formés au commandement et qui se battront avec acharnement pour conserver leur suprématie. Dans la gravité du moment, ils sauront se présenter bien camouflés, ils se proclameront partisans de la liberté, de la paix, du bien-être général, des classes les plus pauvres.

Le point d'appui auquel ils auront recours sera la restauration de l'État national. Ils pourront avoir prise ainsi sur le sentiment populaire le plus répandu, le plus offensé par les récents mouvements et le plus facilement utilisable à des fins réactionnaire: le sentiment patriotique. De cette façon, ils peuvent même espérer confondre plus aisément les idées à leurs adversaires, étant donné que la seule expérience politique que les masses aient pu acquérir jusqu'ici est celle qui se déroule au sein de la nation; il leur sera donc assez facile d'amener les masses, aussi bien que leurs chefs les plus myopes, sur le terrain de la reconstruction des états abattus par l'ouragan.

Si elle atteignait cet objectif, la réaction aurait gagné. Ces états pourraient même, en apparence, être largement démocratiques et socialistes; le retour du pouvoir aux mains des réactionnaires ne serait alors qu'une question de temps. Les jalousies nationales réapparaîtraient et chaque nouvel État rechercherait la satisfaction de ses propres exigences uniquement dans la force des armes. Sa tâche primordiale serait, une fois encore et à plus ou moins bref délai, celle de transformer les peuples en armées. Les généraux recommenceraient à commander, les monopolistes à tirer profit des autarcies, les corps bureaucratiques à se gonfler, les prêtres à tenir les masses dociles. Toutes les conquêtes du premier moment se réduiraient à néant, face à la nécessité de se préparer à nouveau à la guerre.

Le problème qu'il faut résoudre tout d'abord — sous peine de rendre vain tout autre progrès éventuel — c'est celui de l'abolition définitive de la division de l'Europe en états nationaux souverains. L'écroulement de la plupart des états du continent sous le rouleau compresseur allemand a déjà unifié le destin des peuples européens, appelés à se soumettre, tous ensemble, à la domination hitlérienne ou à connaître, tous ensemble également, après la chute de celle-ci, une crise révolutionnaire face à laquelle ils ne se présenteront pas figés et distincts en de solides structures étatiques. Les esprits sont déjà beaucoup mieux disposés que dans le passé à l'égard d'une réorganisation de type fédéral de l'Europe. La dure expérience des ces dernières dizaines d'années a ouvert les yeux à qui ne voulait pas voir et à fait mûrir bien des éléments favorables à notre idéal.

Tous les hommes raisonnables admettent désormais qu'il est aussi impossible de maintenir un équilibre entre les états européens parmi lesquels l'Allemagne militariste jouirait des mêmes conditions que les autres pays, que de morceler l'Allemagne et de lui tenir le pied sur le cou, une fois vaincue. La preuve est faite par ailleurs qu'aucun pays, en Europe, ne peut rester dans son coin pendant que les autres se battent, les déclarations de neutralité et les pactes de non-agression n'ayant aucune valeur. On à désormais démontré l'inutilité — et même la nuisibilité — d'organismes du type de celui des Nations Unies lequel prétendait garantir le droit international sans une force internationale capable d'imposer ses décisions et en respectant, en outre, la souveraineté absolue des états membres. Le principe de la non-intervention s'est révélé absurde, qui voulait que chaque peuple doit être laissé libre de se donner le gouvernement despotique de son choix, comme si la constitution interne de chaque état particulier ne constituait pas un intérêt vital pour tous les autres pays européens. Les multiples problèmes qui empoisonnent la vie internationale du continent sont devenus insolubles: tracé des frontières dans les zones à population mixte, défense des minorités allogènes, débouché sur la mer des pays situés à l'intérieur, question balkanique, question irlandaise, etc... alors que ces mêmes problèmes trouveraient la solution la plus simple dans la Fédération Européenne, comme l'ont trouvée, dans le passé, les problèmes analogues des petits états qui sont venus se fondre dans la plus vaste unité nationale, ces problèmes ayant perdu leur âcreté du fait qu'ils étaient devenus des problèmes de rapports entre les différentes provinces d'une même nation.

D'autre part, la fin du sentiment de sécurité que la Grande Bretagne tirait de son inattaquabilité — et qui poussait les Anglais à affecter leur "splendid isolation", la dissolution de l'armée et même de la république françaises sous le premier choc sérieux des forces allemandes (résultat qui — il faut l'espérer — aura bien émoussé la conviction chauviniste de la supériorité absolue des Français) et, en particulier, la conscience de la gravité du danger couru en commun d'un asservissement général, représentent un ensemble de circonstances qui joueront en faveur de la constitution d'un régime fédéral qui mette fin à l'anarchie actuelle. Et le fait que l'Angleterre ait admis désormais le principe de l'indépendance indienne et que la France ait perdu, en perspective, en raison même de l'acceptation de sa défaite, tout son empire, sont des facteurs qui rendent plus aisée la recherche d'une base d'entente pour un aménagement européen des possessions coloniales.

A tout cela, il convient d'ajouter enfin la disparition de certaines parmi les principales dynasties et la fragilité des bases sur lesquelles reposent celles qui subsistent. Il faut tenir compte, en effet, de ce que les dynasties — qui considéraient les différents pays comme leur propre apanage traditionnel — représentaient en raison même des intérêts puissants dont elles constituaient le support, un obstacle sérieux sur la voie de l'organisation rationnelle des États Unis d'Europe, lesquels ne peuvent se fonder que sur la constitution républicaine de tous les pays fédérés. Et lorsque, dépassant l'horizon du vieux continent, on tente d'embrasser, dans une vision d'ensemble, tous les peuples qui constituent l'humanité, il faut pourtant bien reconnaître que la Fédération Européenne est l'unique garantie concevable de ce que les rapports avec les peuples asiatiques et américains puissent se dérouler sur une base de coopération pacifique, dans l'optique d'un avenir plus lointain qui verrait la possibilité de l'unité politique de tout le globe.

La ligne de démarcation entre partis progressistes et partis réactionnaires suit donc désormais non pas la ligne formelle du stade plus ou moins avancé de démocratie, du niveau plus ou moins élevé de socialisme à instaurer, mais la ligne bien plus substantielle et toute nouvelle de séparation entre ceux qui conçoivent comme finalité essentielle de la lutte la vieille ambition de la conquête du pouvoir politique national — et qui feront par là même, et bien qu'involontairement, le jeu des forces réactionnaires, en laissant se solidifier la lave incandescente des passions populaires dans le vieux moule, et en permettant que renaissent les vieilles absurdités — et ceux qui verront comme une tâche centrale la création d'un État international solide, qui canaliseront vers ce but les forces populaires et qui — même après avoir conquis le pouvoir national — s'en serviront, en toute première urgence, comme instrument de la réalisation de l'unité internationale.

Par la propagande et par l'action, en cherchant à nouer, de toutes les manières possibles, des ententes et des liens entre les divers mouvements qui, dans les différents pays, se forment très certainement, il faut, dès à présent, jeter les bases d'un mouvement capable de mobiliser toutes les forces et qui sache donner naissance au nouvel organisme qui sera la création la plus grandiose et la plus innovatrice mise sur pied en Europe depuis des siècles; cela dans le but de constituer un État fédéral solide qui dispose d'une force armée européenne — au lieu et place des armées nationales — qui brise avec décision les autarcies économiques, épine dorsale des régimes totalitaires; qui ait des organes et des moyens suffisants pour faire exécuter, dans les différents états fédéraux, ses propres délibération tendant au maintien d'une ordre commun, tout en laissant aux dits états, l'autonomie nécessaire à une articulation plastique et au déroulement d'une vie politique conforme aux caractéristiques particulières des différents peuples.

S'il se trouvera, dans les principaux pays européens, assez d'hommes capables de comprendre cela, la victoire sera bientôt entre leurs mains, vu que la situation et les esprits seront favorables à leur oeuvre. Ils auront en face d'eux des partis et des tendances tous déjà disqualifiés par la désastreuse expérience des vingt dernières années. Étant donné que l'heure sera venue d'accomplir des oeuvres nouvelles, ce sera aussi l'heure d'hommes nouveaux: celle du MOUVEMENT POUR L'EUROPE LIBRE ET UNIE.


III — TACHES DE L'APRES-GUERRE — LA REFORME DE LA SOCIETE


Une Europe libre et unie est le préalable nécessaire pour une exaltation de la civilisation moderne, dont l'ère totalitaire représente un arrêt. La fin de cette ère fera reprendre pleinement et immédiatement le processus historique contre l'inégalité et les privilèges sociaux. Toutes les vieilles institutions conservatrices qui en empêchaient la réalisation se seront écroulées ou seront croulantes; et il faudra exploiter leur crise avec courage et décision.

Pour répondre à nos exigences, la révolution européenne devra être socialiste, c'est à dire qu'elle devra proposer l'émancipation des classes ouvrières et la réalisation, à leur profit, de conditions de vie plus humanisées. La ligne d'orientation des mesures à prendre dans ce sens ne peur être cependant le principe purement doctrinal selon lequel la propriété privée des moyens effectifs de production doit être abolie sur le plan théorique, et tolérée provisoirement lorsque cela s'avèrera inévitable. L'étatisation générale de l'économie a été la première forme utopique sous laquelle les masses ouvrières se sont représenté leur propre libération du joug capitaliste; mais, même si réalisée pleinement, elle ne conduit pas au but rêvé mais bien à la constitution d'un régime dans lequel l'ensemble de la population est asservie à la classe restreinte des bureaucrates qui gèrent l'économie.

Le principe véritablement fondamental du socialisme — et dont celui de la collectivisation générale n'a représenté qu'une déduction hâtive et erronée — est celui selon lequel les forces économiques ne doivent pas avoir le pas sur les hommes mais leur être soumises et être guidées et contrôlées par eux, comme cela se passe pour les forces naturelles, de la façon la plus rationnelle et afin que les grandes masses n'en soient plus les victimes. Les forces de progrès gigantesques qui jaillissent de l'intérêt individuel ne doivent pas être étouffées dans l'étang mort de la pratique routinière, pour se retrouver ensuite face à l'insoluble problème de devoir ressusciter l'esprit d'initiative moyennant des différenciations de salaires et autres expédients de ce genre; il faut, bien au contraire, exalter et amplifier ces forces en leur offrant davantage d'opportunités de se développer et de s'engager et il faut, en même temps, consolider et perfectionner les digues qui les canalisent vers les objectifs présentant les plus grands avantages pour la collectivité dans son ensemble.

La propriété privée doit être abolie, limitée, corrigée ou même élargie, cas par cas, et non de façon dogmatique et par principe. Cette orientation fait partie naturellement du processus de formation d'une vie économique européenne affranchie des cauchemars du militarisme ou du bureaucratisme national. La solution rationnelle doit se substituer à la solution irréfléchie, et ce jusque dans la conscience des travailleurs. Pour mieux préciser la matière de cette orientation, et pour mettre en évidence que l'intérêt et les modalités de chaque point du programme doivent être pesés en fonction du préalable désormais indispensable de l'unité européenne, nous mettons en relief les points suivants:

a) on ne peut pas laisser à la discrétion des particuliers les entreprises qui, exerçant une activité nécessairement monopoliste, sont à même d'exploiter la masse des consommateurs, comme par exemple: les industries électriques, les entreprises que l'on veut maintenir en vie pour des raisons d'intérêt collectif mais qui ont besoin, pour survivre, de droits protectionnistes, de subsides, de commandes de faveur, etc... — l'exemple le plus remarquable de ce type d'industrie est représenté jusqu'ici, en Italie, par la sidérurgie — ainsi que les entreprises qui, par leur grandeur même, par l'importance des capitaux investis et par le nombre d'ouvriers employés, peuvent être en mesure d'opérer un chantage à l'égard des organes de l'État et d'imposer par là une politique à leur avantage. Comme pourraient faire les industries minières, les instituts financiers importants, les grandes entreprises d'équipement. C'est là un domaine où il faudra procéder, de toute évidence, à des nationalisations sur une très grande échelle, sans aucun égard pour les droits acquis.

b) Les caractéristiques qui, dans le passé, ont marqué le droit de propriété et le droit de succession, ont permis l'accumulation, dans les mains d'un petit nombre de privilégiés, de richesses qu'il faudra distribuer, pendant une crise révolutionnaire, dans un sens égalitaire; ce, afin d'éliminer les groupes parasitaires et pour donner aux travailleurs les instruments de production dont ils ont besoin, dans le but d'améliorer leur position économique et leur faire atteindre une plus grande autonomie vitale. C'est dire que nous pensons, d'une part, à une réforme agraire qui, transférant la terre à ceux qui la cultivent, accroisse considérablement le nombre des propriétaires et, d'autre part, a une réforme industrielle qui étende la propriété des travailleurs aux secteurs non étatisés, au moyen des gestions coopératives, de l'actionnariat ouvrier, etc...

c) Il faut apporter aux jeunes une assistance telle que les distances entre les positions de départ, dans leur lutte pour la vie, soient réduites au minimum. En particulier, l'école publique devra offrir d'effectives possibilités de poursuivre les études jusqu'aux degrés supérieurs, aux éléments les plus aptes et non pas seulement aux plus riches; et elle devra préparer, dans toutes les branches d'études, en vue de l'accès aux divers métiers et activités libérales, un nombre d'individus correspondant à la demande du marché, de sorte que les rémunérations moyennes puissent se maintenir, pour toutes les catégories professionnelles, à peu près à un même niveau et ce, quelles que soient, au sein de chaque catégorie, les divergences salariales mesurées aux capacités individuelles.

d) Grâce à la technique moderne; le potentiel de la production en masse des produits de première nécessité est désormais presque sans limites et il permet de garantir à tous, et à un coût social relativement bas, la nourriture, le logement et l'habillement, ainsi que le minimum de confort nécessaire pour sauvegarder le sens de la dignité humaine. La solidarité humaine à l'égard de ceux qui succombent dans la lutte économique, ne devra donc plus se manifester sous des formes charitables; toujours avilissantes et qui suscitent les maux même auxquels elles entendent porter remède. Il faut prévoir, bien au contraire, des formes d'assistance qui garantissent à tous — que l'on soit ou non en mesure de travailler — un train de vie décent, sans toutefois réduire la stimulation au travail et à l'épargne. Personne ne sera donc plus acculé à la misère ou contraint d'accepter des contrats de travail jugulants.

e) La libération des classes des travailleurs ne peut se faire qu'en réalisant les conditions que nous venons d'énumérer aux points précédents et en les empêchant de retomber au pouvoir de la politique économique des syndicats monopolistes, lesquels transfèrent, tout simplement, dans le secteur ouvrier, les méthodes d'étouffement propres, en tout premier lieu, au grand capital. Les travailleurs doivent être laissés libres de choisir leurs mandataires chargés de traiter collectivement les conditions auxquelles ils entendent prêter leur oeuvre et l'État devra leur donner les moyens juridiques de sauvegarder leur droit au respect des pactes conclus. Mais toutes les tendances monopolistes pourront être combattues dés que l'on aura réalisé ces transformations sociales.

Ce sont là les changements nécessaires si l'on veut créer, autour du nouvel ordre, une ample couche de citoyens ayant intérêt à ce qu'il soit maintenu et si l'on veut donner à la vie politique une empreinte de liberté consolidée et caractérisée par un sens profond de la solidarité sociale. C'est en les fondant sur ces bases que les libertés politiques pourront vraiment avoir, aux yeux de tous, un contenu concret et non simplement de pure forme et ce, du fait que la masse des citoyens jouira d'une indépendance et d'une connaissance suffisantes pour exercer un contrôle continu et efficace sur la classe qui gouverne.

Il nous paraît superflu de nous étendre sur les institutions constitutionnelles vu que, ne pouvant prévoir les conditions dans lesquelles elles devront naître et opérer, nous ne ferions que répéter ce que tout le monde sait déjà sur la nécessité de disposer d'organismes représentatifs, sur la formation des lois, sur l'indépendance de la magistrature qui prendra la place de l'actuelle pour l'application impartiale des lois promulguées, sur les libertés de presse et d'association, nécessaires pour éclairer l'opinion publique et offrir à tous les citoyens la possibilité de participer à la vie de l'État. Il y a cependant deux questions sur lesquelles il nous semble opportun de mieux préciser nos idées, en raison même de leur importance particulière en ce moment, dans notre pays: celle des rapports de l'État avec l'église et celle du caractère de la représentation politique:

a) Le Concordat, par lequel le Vatican a conclu son alliance avec le fascisme, devra naturellement être aboli afin de confirmer le caractère purement laïque de l'État et affirmer, sans équivoque aucune, la suprématie de l'État sur la vie du pays. Toutes les croyances religieuses devront être également respectées, mais l'État ne devra plus avoir un budget des cultes.

b) La baraque de papier mâché que le fascisme a édifiée avec son organisation corporative tombera en miettes en même temps que toutes les autres parties de l'État totalitaire. Certains estiment que de ces débris on pourra tirer demain les matériaux pour le nouvel ordre constitutionnel. Quant à nous, nous ne le croyons pas. Dans les états totalitaires, les chambres corporatives ne sont que la farce couronnant le contrôle policier sur les travailleurs. Si même, par conséquent, les chambres corporatives avaient été l'expression sincère des diverses catégories de producteurs, les organes de représentation des différentes catégories professionnelles, elles ne pourraient jamais être qualifiées pour traiter des questions de politique générale et elles deviendraient, dans les questions plus spécifiquement économiques, des organes d'imposition au service des catégories les plus puissantes sur le plan syndical. Les syndicats auront d'amples fonctions de collaboration avec les organes de l'État préposés à la solution des problèmes qui les intéressent eux-mêmes plus directement; mais il faut certes exclure qu'il puisse leur être dévolu une quelconque fonction législative, car cela se résoudrait par une anarchie féodale au sein de la vie économique et donc en un nouveau despotisme politique. Nombreux sont ceux qui se sont laissés prendre ingénument au mythe du corporativisme et qui pourront et devront être attirés par l'oeuvre de rénovation; mais il faudra qu'ils se rendent bien compte du degré d'absurdité de la solution dont ils rêvaient confusément. Le corporativisme ne peut avoir vie concrète que dans la forme choisie par les états totalitaires pour embrigader les travailleurs aux ordres de fonctionnaires qui en contrôlent les moindres mouvements, dans l'intérêt de la classe au pouvoir.

Le parti révolutionnaire ne peut être improvisé, comme l'oeuvre d'un dilettante, au moment décisif, mais il faut qu'il commence à se former dès à présent, au moins dans son attitude politique de fond, dans ses cadres généraux et dans ses premières orientations en vue de l'action à mener. Il ne doit pas représenter une mas se hétérogène de tendances diverses, rassemblées uniquement négativement et transitoirement, par leur passé antifasciste et dans la seule attende de la chute du régime totalitaire, et prêtes à se disperser, chacune dans sa propre direction, une fois le but atteint. Le parti révolutionnaire sait bien, au contraire, que c'est alors précisément que commencera véritablement son oeuvre; il faut donc qu'il soit constitué par des hommes se trouvant d'accord sur les principaux problèmes de l'avenir.

Il doit pénétrer, grâce à sa propagande méthodique, partout où il y a des individus opprimés par le régime actuel et, prenant comme point de départ, à chaque fois, le problème senti, à ce momentlà, comme le plus douloureux par les individus ou par les classes, il doit montrer qu'il se rattache à d'autres problèmes et en indiquer la solution. Mais dans la sphère, de plus en plus vaste, de ses sympathisants il ne doit prendre et introduire dans l'organisation du mouvement que ceux qui ont fait de la révolution européenne le but principal de leur vie et qui réalisent, jour après jour et avec discipline, le travail nécessaire, et qui veillent prudemment à la sécurité continue et efficace de celui-ci, même dans les conditions de la plus dure illégalité, afin qu'ils constituent ainsi le réseau solide qui confère sa résistance à la sphère plus fragile des sympathisants.

Tout en ne négligeant aucune occasion ni aucun domaine pour semer sa parole, il doit diriger son action, en tout premier lieu, vers les milieux les plus importants en tant que centres de diffusion des idées et de recrutement d'hommes combatifs, et, avant tout, vers les deux groupes sociaux les plus sensibles dans la situation d'aujourd'hui, à savoir la classe ouvrière et les milieux intellectuels. La première est celle qui s'est pliée le moins sous la férule totalitaire et celle aussi qui sera la plus prompte à réorganiser ses rangs. Quant aux intellectuels, les plus jeunes en particulier, ils constituent la classe qui se sent suffoquer le plus, du point de vue spirituel, et qui a le plus le dégoût du despotisme au pouvoir. Au fur et à mesure, d'autres classes sociales seront attirées inévitablement dans le mouvement général.

Tout mouvement qui ne parviendrait pas à se concilier ces forces est condamné la stérilité, étant donné que s'il est exclusivement un mouvement d'intellectuels, il sera privé de la force de masse nécessaire pour emporter les résistances réactionnaires et il aura une attitude de défiance à l'égard de la classe ouvrière qui le lui rendra bien; et même s'il est animé de sentiments démocratiques, il sera enclin à glisser, face aux difficultés, sur le terrain de la mobilisation de toutes les autres classes contre les ouvriers, c'est à dire, en définitive, vers une restauration fasciste. S'il s'appuiera, au contraire, seulement sur le prolétariat, il sera privé de la clarté de pensée qui ne peut lui venir que des intellectuels et qui est, elle aussi, nécessaire en vue surtout du repérage des nouvelles tâches et des nouvelles voies; il demeurera alors prisonnier du vieux classicisme, il verra des ennemis partout et il glissera vers la solution doctrinaire communiste.

Durant la crise révolutionnaire, c'est à ce mouvement qu'il incombe d'organiser et de diriger les forces progressistes, en se servant de tous les organismes populaires qui se forment spontanément comme des creusets ardents dans lesquels vont se fondre les masses révolutionnaires, non pour émettre des plébiscites, mais dans l'attente d'être guidées. Le mouvement puise sa vision et sa certitude de ce qu'il doit faire, non dans une consécration préventive de la part d'une volonté populaire encore inexistante, mais dans la conscience d'être la dépositaire des exigences profondes de la société moderne. Il émane ainsi les premières directives de l'ordre nouveau, la première discipline sociale aux masses informes. A travers cette dictature du parti révolutionnaire, le nouvel État prend forme et, autour de celui-ci, la véritable démocratie nouvelle.

Il n'y a pas à craindre que ce régime révolutionnaire débouche nécessairement sur un nouveau despotisme. Il ne risque d'y aboutir que s'il a modelé un type de société servile; mais si le parti sait, d'une main ferme et dès ses premiers pas, créer les conditions d'une vie libre au sein de laquelle tous les citoyens sont appelés à participer réellement à la vie de l'État, alors son évolution se fera — même si à travers d'éventuelles crises secondaires — dans le sens d'une compréhension progressive et l'acceptation de l'ordre nouveau de la part de tous et, par conséquent, dans le sens d'une possibilité croissante d'un fonctionnement correct d'institutions politiques libres.

C'est aujourd'hui qu'il faut savoir se débarrasser des vieux fardeaux devenus encombrants, se tenir prêt à accueillir les nouveautés qui se présentent et qui sont si différentes de tout ce qu'on avait pu imaginer, qu'il faut savoir rejeter ceux des anciens qui se révèlent ineptes et susciter, parmi les jeunes, des énergies nouvelles. C'est aujourd'hui que se cherchent, et se trouvent, en vue de tisser la trame de l'avenir, ceux qui ont su discerner les motifs de la crise actuelle de la civilisation européenne et qui recueillent, de ce fait, l'hérédité de tous les mouvements d'élévation de l'humanité qui ont fait naufrage pour n'avoir pas su comprendre quel était le but à atteindre ni imaginer les moyens pour y parvenir.

Le chemin à parcourir n'est pas facile, ni sûr, mais il faut le parcourir, et cela se fera.